On sait l’homme dangereux, farouche, prêt à tout pour assouvir sa soif de puissance ou satisfaire ses petits caprices de seigneur paillard et querelleur, et l’on ne doute donc point qu’il soit prêt à combattre, à intriguer pour s’assurer du bel et riche comté de son oncle décédé. La seule incertitude qui plane sur l’entourage concerne l’attitude de Hugues le Grand, héritier légitime. Acceptera-t-il le combat ou choisira-t-il de s’effacer, comme tant d’autres l’ont fait lorsque le Tricheur s’est assuré du Beauvaisis et du Saumurois qu’il a su ajouter à ses fiefs de Tours et de Chartres.
Quelque temps durant on peut croire que la lutte larvée et sourde va enfin éclater, que chacun compte les siens et s’apprête à marcher sus à l’autre. Thibault semble, comme toujours, attendre cet instant avec délectation. Il tient sa victoire pour certaine. Probablement Hugues le Grand partage-t-il cette opinion puisque, bien vite, on le voit s’effacer devant son terrible rival pour, finalement, renoncer à ce beau comté qui lui revenait de droit. Les uns vantent sa sagesse, d’autres fustigent ce qu’ils appellent sa lâcheté. Beaucoup pensent que cette défaillance est le signe qu’il ne possédait ni le cœur, ni l’âme d’un fier et puissant comte de Blois. Thibault, lui, présente toutes les douteuses qualités de cruauté, d’intransigeance que la rudesse des mœurs de l’époque exige d’un chef. Il y ajoute la rouerie, la dissimulation, le goût du parjure, la concupiscence, l’intempérance. A son crédit toutefois, un grand caractère et un allant qui stupéfie ses contemporains eux-mêmes. La douceur des rives de Loire n’est donc point son pain quotidien. Aussi ne le voit-on sans doute jamais dans Blois où son orgueilleuse devise « Passavant li Meillor », que l’on pourrait traduire par « le meilleur d’abord », est plus connue que sa personne.
Son absence nourrit sa légende. On enjolive de mille exploits chacun de ses hauts faits, et de mille horreurs chacune de ses turpitudes. Si bien que, lorsqu’il épouse la belle Leutgarde aux cheveux d’or, sa parente et toute récente veuve de Guillaume Longue Épée, duc de Normandie, on ne doute point un instant qu’il ne soit la cause du décès très opportun de l’encombrant époux.
De fertiles imaginations s’emploient à peindre avec de forts jolis détails les circonstances de ce crime supposé, et de perfides langues se font un malin plaisir de colporter ces récits colorés.
Sans doute y prétend-on que le Tricheur a résolu de « pousser à trépas » le duc sitôt qu’il eut croisé le regard clair et langoureux de la somptueuse duchesse, et que du projet à l’acte il ne s’est point écoulé plus d’une nuit. On doit également y décrire Thibault, l’épée au point, traquant l’époux dans les obscurs recoins de quelque forteresse battue par les vents, le frapper enfin dans le dos et s’en aller d’un cœur léger forcer la porte du chapelain pour l’obliger, sous la menace de sévices d’une cruauté stupéfiante, à attester qu’il a passé la nuit en prière, sous le regard et la bénédiction de ce saint homme d’Eglise. Et comme en matière d’horreurs aussi on ne prête qu’aux riches, il se trouve de délicieux conteurs pour ajouter, comme si la chose allait de soi, qu’on n’a point manqué de retrouver à quelque temps de là le cadavre du prêtre au fond des douves où, est-on invité à croire, il a chu accidentellement.
Ainsi point de trace, point de témoin gênant, point de mémoire pour ce nouveau crime.
On en sait s’il doit recourir à la force, se lancer dans quelque guerre, ourdir de sombres machinations lorsqu’il devient le chef incontesté de la très puissante maison de Champagne. On sait en revanche que cela fait de lui plus qu’un roi à cette époque fort trouble où la seule marque de ce qu’on peut appeler « l’autorité » royale que par dérision est précisément sa faiblesse. Le comte de Blois n’était point comte à demi, et quoi qu’on puisse dire de ses mœurs, de ses travers, de sa barbarie, il fut l’homme fort et charismatique sans lequel aucune dynastie durable ne saurait voir le jour.