En mai 1968, Jacques Blondeau qui, par la suite, deviendra secrétaire de l’Union Locale CGT de Vierzon de 1971 à 1999, est déjà, à moins de trente ans, engagé dans le syndicalisme. Pour cet ardent défenseur des salariés, mai 68 est celui du constat que, pour satisfaire des revendications, le rapport de force est indispensable, et… sans l’unité syndicale dans les luttes, rien non plus n’est possible. A travers le conflit avec les dirigeants de l’entreprise Ruhlman, il décrit tout un mouvement ouvrier, débuté bien avant le printemps, qui a bousculé la société du moment.
« Printemps 1968, j’ai 28 ans et jeune militant CGT dans mon entreprise, les Ets Ruhlmann, serrurerie vierzonnaise de 80 salariés, dans ce quartier des Forges si riche en histoire du mouvement ouvrier. Depuis 1964, après une grève pour de meilleurs salaires, nous avons décidé à quelques-uns de créer le syndicat CGT. Roger Parent, cheville ouvrière de la CGT locale, toujours à la découverte de nouvelles énergies pour la défense des salariés, nous réunit au café de la «Grenouille » et nous encourage à demander des élections de délégués du personnel. La CGT avec 70% des voix obtient deux sièges de titulaires pour 1 à la CFDT. En janvier 68, les négociations de salaires ne se passent pas très bien. Une première réunion en présence du directeur, Victor Ruhlman, qui avance une série de propositions, certes loin de nos demandes, (6% tout de suite et 3% en octobre), mais acceptable pour un premier trimestre. Dans les jours qui suivirent, Henri Ruhlman, PDG de l’entreprise, nous fait savoir qu’il n’est pas d’accord pour lâcher, y compris les promesses de son frère. Un premier débrayage est prévu début février pour marquer notre mécontentement. Fin février, un constat, sans accord CGT, nous assure 3% dans l’année. Malgré notre refus, le personnel souhaite accepter cette offre, quitte à relancer une nouvelle action avant les congés. Les événements nationaux, notamment les premiers incidents du 22 mars à Nanterre, étaient bien loin de nos préoccupations d’entreprises. Après un puissant 1er mai, où malgré un temps de chien, plus de 1000 salariés répondent présents à Vierzon, une réunion à la Bourse du travail, début mai, nous éclaire un peu plus sur la montée parallèle du mécontentement ouvrier et étudiant. L’idée d’y aller ensemble est en débat. Michel Lucas, alors secrétaire de l’U.L CGT de Vierzon, nous fait part de son inquiétude de voir s’intégrer dans le mouvement ouvrier, des éléments extrémistes ayant pour objectif de détourner les revendications essentielles des salariés au profit des exigences estudiantines. De retour à l’atelier, les salariés interrogent : « … et nos salaires,… et le SMIG…et nos droits… Cohn-Bendit, Sauvageot, Geismar , Langlade… on s’en fout.. la radio et les journaux en parlent beaucoup trop et jamais des luttes d’entreprises…. ». Ce n’est qu’à partir du 6 mai que tout va s’accélérer ! Les pavés volent bas au quartier latin de part et d’autre des barricades et le 13 mai, grande grève et manifestations dans toute la France, à Vierzon on dénombre plus de 2 000 manifestants. Chez Ruhlman, on s’interroge : les patrons ne veulent toujours pas lâcher plus que 3 %. En accord avec la CFDT, on consulte et la décision largement majoritaire est prise d’un débrayage, le mardi 22 mai, jour du rendez-vous fixé, pour relancer les négociations… ! Les confédérations ouvrières se rapprochent, elles décident d’unir leurs forces et de proposer que chaque syndicat, dès le lundi 20 mai, demande aux salariés du pays de se prononcer pour des grèves massives, reconductibles jusqu’à satisfaction. Samedi après-midi, Michel Lucas téléphone : « Lundi matin organisez un piquet de grève et faites prononcer les salariés pour des arrêts de travail reconductibles avec, si possible, occupation des locaux. » Lundi, 7h30, plus de 80% des salariés se prononcent pour fermer le grand portail et ne laisser rentrer que les grévistes. La question de laisser rentrer le patron se pose dès son arrivée vers 9h. Il ne rentrera que s’il désire ouvrir les négociations sur un cahier revendicatif comportant les salaires, les classifications, et quelques questions diverses (bleus de travail, salubrité, harmonisation du travail, etc…). Le chef d’atelier, qui habite dans l’entreprise, ne devra pas rentrer dans les ateliers. Victor Ruhlman remonte dans sa puissante Chevrolet… Nous ne le reverrons que la semaine suivante. Les piquets de grèves s’organisent : les célibataires ou sans enfants en bas âge effectueront les gardes de nuit, (5 ou 6 par nuit), les pères d’enfants en bas âge les piquets de jour, 8 le matin, 8 l’après-midi). Avec mes trois jeunes enfants je suis dispensé de nuit… ou presque… !. Difficile de ne pas participer de temps en temps à l’effort de solidarité. Un délégué doit montrer l’exemple. Nous passons le reste de la journée à informer les copains de la manif du lendemain au centre-ville … »