Rodolphe Clavier, poilu berrichon, raconte la guerre


Rodolphe Clavier, d’Asnières les Bourges a vécu la guerre du 2 août 1914 au 11 novembre 1918. Le récit qu’il en a fait, au jour le jour, est un témoignage exceptionnel.
Pour survivre aux combats de la guerre de 14 il fallait avoir une robuste constitution… et beaucoup de chance. Non seulement on s’exposait aux bombardements de l’ennemi, mais on devenait de véritables plateaux de ball-trap en quittant la tranchée pour monter à l’assaut, la proie des gaz asphyxiants si on restait à l’intérieur, on risquait le peloton d’exécution si on ne mettait pas suffisamment d’enthousiasme à donner sa vie pour la Patrie, mais la maladie furetait aussi dans les tranchées pour éliminer les survivants. C’est d’ailleurs un abcès au foie qui faillit être fatal à Rodolphe Clavier, natif d’Asnières-les-Bourges, dont on vient de retrouver les carnets de guerre. Le militaire de carrière Berrichon, qui termina la guerre officier a vécu 14-18 du début à la fin.
Un planqué de l’arrière ? Pas du tout il a connu la bataille de Morhange, au cours de laquelle l’armée française a perdu 150.000 hommes. Les survivants auront surtout appris la marche arrière en terme de tactique militaire. On le retrouve aussi dans les parages d’Ypres, où furent expérimentés les premiers gaz asphyxiants. Il monta à l’assaut à Verdun, du côté du fort de Douaumont et termina sa guerre près d’Hirson, dans l’Aisne, à la poursuite de l’armée allemande en déroute. Juste retour des choses.
Rodolphe n’est heureusement pas le seul militaire français a être sorti vivant de quatre années de guerre, mais cette guerre il l’a racontée, au fur et à mesure de son déroulement, avec un talent de journaliste, s’oubliant au milieu du récit pour montrer ce que vivaient ses compagnons. Les jours de permission passés à Bourges, permissions classiques ou destinées à consolider un organisme salement malmené par la guerre, ne font l’objet de quelques lignes. On n’apprend qu’à la fin du quatrième cahier que Rodolphe Clavier avait une fiancée qui l’attendait en Berry et qu’il épousa fin février 19… avant de partir en poste en Afrique de l’Ouest quelques jours plus tard.

Bourges en juillet 14
Les descriptions du Bourges d’alors sont donc des passages précieux : «En juillet, écrit-il dans son cahier, à Bourges, il fait bon se promener sous les platanes du canal en regardant les péniches tirées par des mulets, des chevaux et surtout des ânes. A Asnières au Pont Chailloux, chez la tante Louise et l’oncle Guy, cousins et cousines se retrouvent. La galette d’Asnières mérite toujours sa renommée ainsi que les petits vins qui aident à la faire passer. J’aurai le temps d’aller faire les vendanges dans les vignes de Goullevents».
La permission libérable après son retour d’Indochine va être rapidement interrompue, puisque la guerre est déclarée le 2 août et que Rodolphe saute dans le premier train pour Paris et va se mettre au service de son régiment (il a devancé toutes les convocations au point que les gendarmes Berruyer vont le rechercher deux mois après son départ, pour … refus de répondre à l’appel).
Après un départ bercé par les sourires des femmes et les tournées gratuites, la guerre va prendre son véritable visage lorsque les troupes se replient, en Lorraine.
«Derrière nous le paysage a changé, les arbres ont fondu, abattus, une batterie de 75 est écrasée, avec ses serveurs morts. Le filet d’eau claire franchi à l’aller est devenu boueux. On y plonge quand même les quarts. Il fait une chaleur à crever. Il y a tellement de blessés que le personnel est débordé : des bras sectionnés, des hommes défigurés, des bras tenant des ventres en lambeaux, de futurs prisonniers.»

L’armée en déroute, coupée de son ravito, dévore les animaux abandonnés sur pieds, les volailles, les épis de maïs «Toujours ça que les Boches n’auront pas.» note Rodolphe.

La marche arrière continue ; les troupes françaises passent le canal de la Marne, les tranchées sont abandonnées les unes après les autres.
«Lequel, écrit Clavier, pourrait affirmer qu’il n’a pas eu peur. Pendant l’action l’esprit et le corps étant occupés, cela peut aller, mais quand on est accroupi au fond d’un trou, dans la fumée noire, avec les explosions qui font trembler la terre, où l’on ne peut qu’encaisser et attendre, attendre quoi ? Je pense que personne ne peut se targuer d’avoir la maîtrise absolue contre les réactions et contractions de sa carcasse.»
Blessé au pied Rodolphe Clavier va être évacué à Toulon. Lorsqu’il rejoint le front, du côté d’Amiens, c’est pour découvrir la guerre de tranchées. La boue et le froid ont succédé au torride été 14.
Les conditions décrites par Clavier sont hallucinantes. «Pendant ses heures de sommeil irrégulières et plutôt mesurées, cet homme qui repose, chaussé, harnaché, calé par les cartouchières et la baïonnette, la figure non lavée, hirsute, couvert de boue, sur la paille sale de son abri, même s’il rêve, il n’a rien de commun avec ceux qui figurent sur les cartes postales que nous envoyons aux familles. C’est mieux ainsi.»
Le sous-lieutenant Clavier reste d’abord un homme de terrain. Il constitue un commando appelé «la tortue» : cinq hommes, dont Clavier, qui rampent la nuit entre les lignes pour des coups de mains sur une batterie de mitrailleuse ennemie ou pour protéger les hommes du génie qui installent une barrière de barbelés. La tortue est armée jusqu’aux dents, la tête et les cinq pattes permettent d’avancer en surveillant toutes les directions. On vit aux descriptions de Clavier, ces raids nocturnes en terrains découverts.
La tortue de Clavier n’a pas d’équivalent dans les autres unités, les sorties de ce genre n’existent pas. Ce n’est pas de la forfanterie de sa part. Les poilus normalement constitués ne vont pas prendre des risques supérieurs à ce qu’on leur demande.
Mais Clavier est un guerrier et un meneur d’hommes. En mars 1915, devant Dompierre, Clavier et ses hommes vont réussir, en deux nuits à enfouir 39 corps qui reposeront désormais sous une croix de bois bricolée à partir de branches et de fil de fer. «La tortue s’en alla flâner chez les Guillaume pendant que le sergent Fauré et son équipe se mettaient au travail. Mollier (l’aide de camp de Clavier) avait pour mission d’aller les voir de temps en temps pour leur passer quelques gorgées de raide».
Ce n’est pas une blessure, mais une suspicion de méningite cérébro-spinale qui va écarter notre Berrichon du champ de bataille le 30 juin 1915. Il est donné pour mort, à l’hôpital Baudens de Bourges où il a été rapatrié, reçoit l’extrême onction, il s’agissait en fait d’un abcès au foie. Après quinze jours de coma, il revient à lui, l’opération a été efficace. Il quitte l’hôpital fin septembre et au bout de deux mois de convalescence il est affecté en AOF pour instruire les tirailleurs sénégalais. Il va retrouver les théâtres d’opération, comme on dit, l’été 1916. A la tête de ses tirailleurs il prend la direction de Verdun.

Le cri de la chevêche à Verdun
Le 23 août, Clavier et ses hommes cantonnent dans les ruines de Verdun. Les premiers temps il s’agit de travailler à la remise en état des tranchées. Les terrassiers y travaillent de 20 h à 6 h du mat, au son du canon, mais la menace semble relativement lointaine. Clavier a importé sur le front une spécificité berrichonne : le cri de la chevêche qui lui sert, la nuit, à se faire repérer de ses hommes et à les rassembler.
Une semaine plus tard les choses vraiment sérieuses se précisent pour les tirailleurs et Clavier nous livre son témoignage de guerre le plus poignant :
«C’était environ 8 h, nous apercevons au loin, vers le Cabaret, débouchant du chemin de la Côte Saint Michel, un détachement venant vers nous. Nous regardons venir ces gens. Quand ils furent proches, ce fut une impression de misère, appelant la pitié.
Ce sont sans doute ceux qui ont attaqué la veille et que l’on a relevé en fin de nuit. Enduits de boue, pour avoir combattu sous la pluie, demi courbés, ils semblent accablés du poids qu’ils portent. Ils sont une centaine environ, quelques uns s’aidant d’un bâton. Celui qui est à l’avant est sans doute le chef restant, car il répond à notre salut. Mais à quel grade ? Il est semblable à tous.
La horde passe, nous regardant, mais d’un regard qui semble ne pas nous voir. Combien étaient-il à la montée. Qu’ont-ils pu faire, voir, endurer pour avoir ces figures contractées ?»
Rodolphe va avoir la réponse le lendemain en montant à son tour au front avec ses Sénégalais. On progresse à ses côtés vers la crête qu’on leur a donné l’ordre de prendre d’assaut.
«Quand tout l’effectif fut rassemblé vers le fort Saint-Michel, nous n’étions pas bien nombreux, mais nous pensons que beaucoup se sont égarés.» Sur les 160 hommes de la compagnie 60 seulement répondent à l’appel. Sur huit officiers, seul Clavier revient intact, deux ont perdu une jambe, les autres sont morts, les sous-officiers ont trinqué dans les mêmes proportions, un tiers de l’effectif indigène a disparu, couché par les mitrailleuses, les obus et les grenades.
Et cela pour une seule attaque qui a été un succès.

Commentaire de Clavier «Je comprends pourquoi les visages étaient si tourmentés après des scènes et des visions d’horreur. Je remercie Dieu, car pour échapper de là, il faut être protégé d’en haut.»
La vie des tranchées, la frayeur des hommes, la fraternité autour d’une bouteille de gnôle, le bonheur de griller des escargots sur des brochettes très artisanales, c’est un récit extraordinaire que nous livre le capitaine Clavier. Un récit oublié pendant près d’un siècle dans une malle et qui deviendra sans doute un livre. Poilu d'Asnières