“Quitte à tout prendre, prenez mes gosses et la télé. Ma brosse à dents, mon revolver, la voiture, ça c’est déjà fait. Avec les interdits bancaires prenez ma femme, le canapé. Le micro-ondes, le frigidaire. Et même jusqu’à ma vie privée. De toute façon à découvert, je peux bien vendre mon âme au Diable. Avec lui, on peut s’arranger. Puisqu’ici tout est négociable, mais vous n’aurez pas ma liberté de penser.”
À défaut de pouvoir acheter des livres – même si cette soudaine ruée dans les brancards littéraires est captieuse car on a tous et toutes plein de pavés lettrés en attente dans les étagères, faute de temps pour les compulser -, pourquoi ne pas bouquiner les vieilles ritournelles ? Alors à l’instant même où feu l’écrivain combattant des Poilus, Maurice Genevoix, qui aura eu pour toile d’enfance le Val de Loire, est entré au Panthéon, chantons de Pagny à Brassens ce goût empli de miel et fiel : “Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. Heureux qui comme Ulysse a vu cent paysages. Et puis a retrouvé après maintes traversées le pays des vertes allées par un petit matin d’été. Quand le soleil vous chante au cœur, qu’elle est belle la liberté, la liberté…” Liberté. Une notion galvaudée pour les uns, à préserver pour les autres. Liberté. D’expression, d’agir, de penser et… d’acheter ? Après un printemps claquemuré par la pandémie Covid-19, l’automne-hiver est de nouveau enfermé, teinté d’un leitmotiv de libération : “il faut sauver Noël 2020” ou carrément, enfer et damnation, “sauver 2021” ! Seulement, voilà, le coronavirus n’est pas la fin du monde, parce que tant qu’il y a de la vie (n’omettons pas ce que d’aucuns semblent découvrir, à savoir que nous ne sommes pas immortels), bien que ceci puisse durer longtemps, comparablement à une bonne vieille tendinite ; en dépit du constat que dans un quotidien auparavant banal, aller chez le dentiste était ordinaire, la peur de se dévoiler à autrui, non masquée, sur le fauteuil survient désormais, étonnamment excentrique. Pourtant, aussi les portes des commerces dits, d’une dénomination barbare, non essentiels sont bis repetita entravées de force, à tel point qu’il est impossible de dépenser ses euros pour des pages reliées et imprimées que ce soit chez un libraire ou en grande surface, où une poignée de rayons, qui prennent des allures de morgue culturelle, sont condamnés et enveloppés de bâches à l’apparence de linceul. Tandis que Fanfan Hollande jubile à interroger Manu Macron d’un “ça va? pas trop dur ?” le 11 novembre 2020, nous voici replongés dans ce cauchemar de poules en cage, plus épouvantable qu’un blockbuster de fiction à sensations, qui plus est, conversant en anglais. Stop & Go. Oops, they did it again ! Damn, so, en matant un épisode de votre série sur Netflix, sans spoiler la fin pour votre aînée, vous pouvez désormais click and collect un best-seller à la librairie Labbé à Blois, tout en postant sur Facebook, Twitter, Snap et Insta votre nouvelle paire de shoes méga-hype shoppées sur Amazon (gros big mot) à l’occasion du Black Friday, pour créer le buzz et attirer les likes; tout ça, sans oublier de checker vos dates et ne pas oublier le post-it de la deadline pour le phoner demandés par votre boss qui frôle déjà le burn-out. Okay ? Because Brian is in the kitchen, la langue de Molière est passée dans l’ombre du verbe de Shakespeare, et elle ne mérite pas vraiment tel ricochet covidé. C’est peu ou prou un pull de Noël : c’est moche, cela pique les yeux, et ici en sus ça favorise les fautes d’orthographe. Nous sommes bien loin des poétiques “tailler une bavette” ou “en finir avec la bamboche” des tendres années de nos aïeux qui lisaient et feuilletaient des dictionnaires… Les GAFAM (géants du numérique en français, svp) se sont discrètement taillés la part du lion sans en avoir l’air, fingers in the nose, pendant que les artisans posent “à poil” et que les commerçants crient “à quand la réouverture”. À leur tour, moult élus haranguent “Amazon, ça suffit !” Ce dernier discours convenu et maintes fois entendu n’évitera sans doute pas le raz-de-marée e-commerce, et ce nouvel étendard n’est-il pas hautement hypocrite lorsque beaucoup déjà, avant menottes et joyeusetés virales, ne fréquentaient plus du tout ces fameuses boutiques de proximité, désormais tant aimées, au profit des manitous ? Face au mal cristallisé, il convient de ménager la chèvre et le chou; position périlleuse, entre la pierre et l’enclume. Il faudra là assurément plus d’un ou deux clics en aval pour résoudre l’équation déséquilibrée en amont. Et derrière cette novlangue de “call” or “click and collect” (retrait de commande, ou cliquez et emportez, c’est mieux, isn’t it?), qui a une once de seconde songé à ma grand-mère de 82 ans qui n’utilise ni smartphone ni tablette dans sa campagne, aux zones blanches où le débit Internet possède le souffle court, et pire, à celles et ceux qui en précarité, ne possèdent ni de précieux sésame bancaire, une CB, ni les moyens de bonder les placards à outrance ? En réfléchissant dans la pénombre, une brève parenthèse enchantée de lumière (toute ressemblance avec la candidature 2022 de Mélenchon est à proscrire…) : outre peut-être le halo que certains percevront dans l’élection du démocrate Biden, avec sa vice-présidente Harris, au pays de l’oncle Sam délesté de Donald, des notes d’espoir se disséminent dans cette épopée “vingt-vingt” pestiférée. Par exemple, ces images de liberté au parc Belitsa en Bulgarie de l’ours Teddy font fondre de bonheur. Cet ursidé vient d’être relâché dans un sanctuaire que la Fondation Brigitte Bardot gère en coopération avec Four Paws International. L’histoire narre que le mammifère brun a vécu des années contraint dans une minuscule cage, et les photos de sa truffe joyeuse au grand air effacent tous les barreaux que masque, gel hydro-alcoolique et entravement impriment dans nos esprits humains privés d’affections et d’interactions sociales. Les yeux sont la fenêtre de l’âme, selon l’adage popularisé, et ceux des animaux, comme Teddy, le poil et les pattes caressés par le vent sans grillages, parlent d’eux-mêmes sans fard. Tel un écho d’hier dans le ciel d’aujourd’hui, Maurice Genevoix écrivait naguère dans “Tendre bestiaire” (1969) : «Un cerf qui tombe, que le piqueux emperche sur ses bois, sa noble tête à la renverse, ses yeux ouverts sur le néant bleuâtre, sa langue exsangue qui pend sur l’herbe, c’est vous-même qu’ils prennent à témoin, vous qui, regardant cela, avez encore des yeux pour voir. Tout ce qui meurt en cet instant, c’est beaucoup plus que cette bête massacrée. La tache de sang qu’elle laissera sur la mousse, elle a coulé, elle ne s’effacera plus.» Au moment où l’après tant fantasmé n’est toujours pas arrivé, en résumé, autant de notes pour plus tôt que plus tard. En cessant de nous regarder le nombril de frénétique consommation ? Car l’essentiel, ce mot si prisé cette année, se situe hors du superflu; profitons de cette bulle de silence et d’un mode ralenti, invitant à l’introspection. En songeant à cette autre maxime consacrée, la vérité sort de la bouche des enfants. Peut-être à l’instar de celle énoncée par le jeune fils d’une amie lequel, en esquissant sur une feuille de papier une scène d’oiseaux mangeant des mets qu’en réalité ils bouderaient dans la nature, aura rétorqué à sa maman chérie : “je fais ce que je veux, c’est la liberté d’expression!”. À chacun en effet son étendard de liberté(s) aux ailes et plumes à choyer. Sans faire trop déborder le trait du feutre pour éviter in fine de crayonner des moutons de Panurge…
Émilie Rencien