La vie est amère lorsqu’on la boit sans sucre
Cette jolie formule, un peu sombre mais tellement bien tournée, on ne sait pas – on ne sait plus – si Bascoulard l’a murmurée souvent. La première fois, c’était devant témoin, spontanément, un jour de grand froid dans l’hiver 1977 ; et l’écho populaire a fait le reste. Peu connu hors du Berry et de sa capitale, l’homme était pourtant un artiste, un illustrateur irremplaçable de la ville de Bourges ; ses dessins font maintenant partie du patrimoine. Une exposition d’une quarantaine de ses œuvres, qui vient de s’achever à la bibliothèque de St-Amand, nous le rappelle opportunément. Elle nous dit aussi que Marcel, né en 1913, aurait eu cent ans cette année, s’il avait vécu assez longtemps ; une bonne occasion d’honorer sa mémoire.
Ceux d’entre nous qui ont vécu à Bourges dans les années cinquante-soixante, forcément, s’en souviennent. On n’oublie pas cet homme-là. Artiste atypique, Bascoulard faisait parfois un peu peur ; à cause de sa silhouette fantomatique, de sa longue blouse grise, crasseuse et déchirée qu’il portait par tous les temps, de son pantalon sombre et négligé, de ses savates éventrées, de ses cheveux longs et sales et de ce regard un peu fou qui animait son visage mal rasé d’une lueur inquiétante. Et savez-vous que parfois les gamins lançaient des cailloux dans son dos ? Que certains commerçants « échangeaient » des dessins qui avaient demandé des heures de travail contre un peu de nourriture ?
Aujourd’hui, on a oublié ce mépris. On ne garde que l’artiste et c’est mieux ainsi. Bascoulard avait un sens très sûr de la perspective, il dessinait les monuments de Bourges, surtout la cathédrale, le palais Jacques Cœur et les églises, des rues et des ruelles, des escaliers, des passages et des entrées de cour, des boutiques, des enseignes et des vitrines, mais aussi les champs dénudés autour de la ville, les poteaux électriques, le paysage qui disparaît sous la neige et la voie ferrée qui s’enfuit dans le lointain. On a dit que Bascoulard était juste un « photographe » mais la formule est un peu courte. Sous sa plume et ses pinceaux, on retrouve effectivement la ville et ses environs, tels qu’ils étaient des années trente aux années soixante. Mais le dessin est si minutieux, la finesse des détails est si accentuée que l’œuvre a beaucoup plus de relief qu’une simple photographie. Et puis, les rues sont vides ou presque ; les silhouettes humaines sont rares et juste esquissées, les automobiles sont absentes, les animaux ne sont pas dans les champs… Pourtant la vie est là : les volets sont ouverts, les fenêtres sont éclairées, les vitrines ont été agencées et, au bord de la rivière, maisons et jardins bâtis en harmonie se reflètent dans l’eau. Il y a donc bien un « style Bascoulard » qui s’écarte d’une description fidèle, strictement figurative, une vue animée par le relief étonnant des constructions de l’homme lorsque l’homme est absent.
Le dessin de Bascoulard est beau mais sans doute un peu triste1. Le souvenir, peut-être, de ce 25 septembre 1932 ? La mère de Marcel abat son mari d’un coup de revolver puis elle est internée à Bourges, soutenue par son fils éperdu qui n’a pas vingt ans. Puis la vie continue dans les taudis de l’ancien quartier Avaricum, se transporte ensuite dans une cabane à St-Doulchard et s’achève dans la cabine désaffectée d’un camion en ruine. Marcel aime se déguiser en femme, il n’a pas de vie intime connue, il se déplace sur un tricycle étrange, il mange sans assiette ni fourchette, il ne boit que de l’eau et du lait. Il meurt étranglé par un jeune marginal en 1978. Soixante-cinq ans de vie amère et plus de dix mille tableaux et dessins qui resteront sa trace pour l’éternité.
Bernard Epailly
Pour en savoir plus : Patrick Martinat, Bascoulard, Arts & Photo Éditions, 2000 – Association Souvenir Marcel Bascoulard, Marcel Bascoulard, La Bouinotte, 2010 – Bernard Capo, Monsieur Bascoulard, 2013.