(suite du Petit Berrichon n°113)
Isabelle,
vingt ans de bonheur puis cinquante ans de souvenirs.
Vivre dans une maison d’école, c’est mieux que de vivre dans une maison tout court, c’est ce que pense Isabelle Fournier1, seule fille dans l’école de garçons dirigée par ses parents depuis 1892. Ceux qui habitent dans les métairies un peu éloignées du bourg le savent bien. Tous les jours et par tout les temps, ils parcourent en sabots jusqu’à une lieue, parfois sous la pluie ou dans la neige ; ils emportent une gamelle et font réchauffer leur ragoût sur le poêle quand sonne l’Angélus.
L’école au printemps : dès que le ciel est bleu, les fenêtres sont largement ouvertes sur le jardin du maître, l’odeur de la terre entre dans la classe ; les devoirs ont un air de pique-nique. L’été, se souviendra plus tard Isabelle2, la cour est « toute chaude de soleil et de parfums de fleurs, toute fraîche de vignes vierges balancées, de rubans d’eau autour du puits, de jasmin le long de la grille, de rosiers grimpants de chaque côté des portes, fourmillants de roses et d’oiseaux ! Le passant étonné s’arrête sur la route pour contempler cette cour d’école qui n’est qu’un bouquet ».
– Le plus merveilleux, dit-elle encore, est de promener la pluie de l’arrosoir sur les rangées de petits soldats verts qui saluent à mesure sous l’averse étincelante, puis relèvent leur panache avivé.
– Ou, pour remplir l’arrosoir, de tirer l’eau du puits frais, dont la roue grince un long appel pointu.
Dans le jardin de l’école – le jardin de papa – le jardinage est un jeu.
– Dans cette cour de soleil, on joue beaucoup aux “gobilles” : aux trous, au boulet-cané, au grand rond, des parties interminables2…
Isabelle, la bien heureuse ; sans anxiété mais pas sans malice.
A cinq ans, elle est dans la petite classe, celle de maman ; maman qui à cet instant décroche, perdue dans ses rêves, et qui oublie les petites blouses grises. Et Plavéret qui récite :
« Je serons… vous seraient, ils seraient.
— Bien, tu auras un bon point ».
Et Coubret qui fait le malin :
« Madame, i s’a trompé !
— Tais-toi ! Récite-moi l’imparfait, puisque tu sais mieux que lui ! 2 ».
Mais Coubret ne sait pas l’imparfait. Il devra l’apprendre pendant la récréation. C’est ça, l’école instituée, il n’y a pas si longtemps, par Jules Ferry. On aime ou on n’aime pas mais on ne peut pas y échapper. Depuis peu, elle est gratuite mais obligatoire.
La Belle Epoque n’exclut pas les réprimandes, voire même quelques taloches. Madame Fournier n’en donne pas mais monsieur Fournier est plus généreux. D’ailleurs, le gamin qui reçoit sa claque se garde bien d’alerter père et mère ; ceux-ci pourraient doubler la dose. Il faut dire que c’est très sérieux, la grande classe. On y entre en sachant juste lire et écrire. On en sort, assez souvent avec le « certificat ». Mais, ajoute Isabelle, « par les deux fenêtres que l’été ouvre sur le jardin, la découverte de la vapeur par Denis Papin, le plus petit commun multiple et ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie se mêlent au chant des merles, au vent dans les branches, à l’odeur de la rivière et des sureaux, au roulement d’une carriole sur la route de Vallon2 ». Toujours espiègle, elle observe aussi son frère chéri, un grand, « au premier banc près de la porte, qui s’est arrêté d’entendre parce que le maître a dit : “Godefroy de Bouillon partit pour la Croisade”, et qu’il est parti à sa suite2… ». A-t-on déjà été aussi heureux à l’école, qu’Isabelle et Henri, aux abords de 1900 ?
(A suivre).
Bernard Epailly
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1 Sœur d’Henri Alban Fournier est plus connu sous le quasi-pseudonyme d’Alain-Fournier (voir précédent numéro du Petit Berrichon).
2 Isabelle Rivière, Images d’Alain-Fournier, Emile-Paul, 1938.