Les grands-parents ont toujours joué un rôle important dans la famille. Pourtant la société change et leur place n’est plus la même, leur statut non plus.
Autrefois, surtout en milieu rural, la famille vivait en communauté, regroupant sous le même toit, parents, grands-parents et de nombreux enfants. Chacun avait son rôle, participait activement à la vie de la maison et aux travaux de la ferme.
Les grands-parents, bien qu’âgés, continuaient à se rendre utiles en épluchant les légumes, en cassant les noix, en filant le chanvre, en gardant les plus jeunes enfants pendant que le reste de la famille assumait les gros travaux. Point de solitude, point d’isolement pour les vieillards qui se sentaient utiles jusqu’à la fin de leurs jours. Une relation privilégiée naissait entre les enfants et les grands-parents car la maman avait peu de temps à leur consacrer. C’était la mémé qui berçait le nouveau-né, qui fabriquait à sa petite fille sa première poupée de chiffon, qui lui racontait des histoires.
Je me souviens avec émotion de mon arrière grand-mère Léonie avec qui je passais beaucoup de temps pendant que mes parents et grands-parents s’occupaient des bêtes le soir à l’étable. Dans la pénombre de sa petite maison (elle s’éclairait encore à la lampe à pétrole à la fin des années 50), blotties autour du poêle, nous vivions des instants exceptionnels. Point de télévision entre nous, mais une communication intense. Je lui disais : Dis mémé, raconte comment c’était quand tu étais petite… ». Et aussitôt, elle égrenait pour moi ses souvenirs. Des anecdotes qui me transportaient dans un autre monde, à une époque où les loups rôdaient encore dans la campagne en hiver.
« J’étais au champ en train de garder mes ouailles quand tout à coup mon chien est venu se coucher près de moi en gémissant. J’ai entendu Zoup ! et j’ai vu un grand loup noir qui sautait par-dessus la bouchure. J’ai aussitôt rassemblé mes brebis et je suis rentrée toute tremblante. Un moment après, j’ai entendu des femmes du village voisin crier : Au loup ! Il emporte nos oies !
Cela valait pour moi les plus beaux films de fiction ou dessins animés qui enchantent les bambins d’aujourd’hui. Du vécu ! De l’aventure, de la peur dont j’étais à la fois le scénariste et le spectateur, laissant les mots créer des images dans ma tête.
Au printemps, j’allais la rejoindre dans le jardin où elle s’acharnait à cultiver ses légumes malgré son dos douloureux et perclus de rhumatismes. Elle m’apprenait les plantes. J’aimais surtout la camomille aux fleurs jaunes tels de minuscules pompons si doux à cueillir. C’est avec elle également que je cueillais les premières jonquilles. En juin, dès que j’arrivais, elle m’offrait une poignée de cerises fraîchement cueillies en s’écriant : Regarde ce que le petit oiseau bleu t’a apporté cette nuit !
Et je la croyais, me demandant qui était cet oiseau si généreux que je n’avais jamais vu.
Parfois je glissais ma menotte dans sa main calleuse et nous cheminions toutes les deux jusqu’à un talus bien exposé où croissaient en abondance les fraisiers sauvages. J’adorais ces petites fraises des bois si parfumées et je me régalais.
Jamais une seule fois Léonie ne me gronda. Si je faisais une bêtise, elle s’écriait simplement : Oh petit loup garou !
Ma grand-mère Berthe (la fille de Léonie), bien que plus active car plus jeune, a également ensoleillé mon enfance. J’avais un appétit de moineau et je laissais souvent les aliments dans mon assiette. Alors, elle me poursuivait à travers la maison pour me donner la becquée et j’avalais les bouchées une à une, prise au jeu.
Quand j’allais avec elle garder les vaches au champ, elle emportait un quatre heures copieux et elle se réjouissait de me voir tout manger avec l’appétit du plein air. Elle m’inventait mille jeux, tressait pour moi des joncs, me faisait poursuivre les sauterelles, me fabriquait des petits personnages avec des glands, un petit puits avec des morceaux de bois, une manivelle avec une chaîne qui n’était autre qu’un brin de laine.
Quand nous allions au pré du ruisseau, elle m’initiait à la pêche aux vairons.
Elle m’a appris à aimer les fruits, me faisant goûter aux nèfles à la chair blète, m’épluchant poires ou pommes trouvées au bord du chemin, m’apprenant à sentir la fleur de chèvrefeuille si délicate. Je revenais les joues rouges, la tête pleine de rêves.
Et quand nous rentrions du champ, que je me plaignais d’être fatiguée, refusant d’avancer, elle me prenait sur son dos pour me ramener à la maison.
Et puis la petite fille a grandi, mais ma grand-mère est toujours restée attentive à mes besoins comme si elle avait vocation à me protéger, à me rendre la vie plus facile. J’étais son rayon de soleil et elle était capable d’une totale abnégation à mon égard. Elle me donnait les meilleurs morceaux, voulant sans cesse me rendre service en cirant mes chaussures ou en me réalisant des travaux de couture. Tant que j’ai pu la retrouver chaque dimanche, si attentive, si prévenante, j’ai eu l’impression d’être toujours une enfant.
Et puis elle s’en est allée à 94 ans, laissant un grand vide dans ma vie et l’impression subite d’entrer définitivement dans l’arène de la société.
C’est alors que peu de temps après sa disparition je suis devenue grand-mère à mon tour. Une grande émotion face à cette fragilité, à ce balbutiement de vie. Et puis l’impression de ne plus être seule, d’une continuité, avec le désir de donner à ma petite fille autant que l’on m’a donné, de partager avec elle des moments inoubliables qui inconsciemment forgeront sa personnalité.
C’est bien par les racines que l’on construit son avenir.
La société d’aujourd’hui a trop souvent relégué les personnes âgées à leur solitude, leur faisant miroiter l’attrait des loisirs, voyages et activités du troisième âge, qui les éloignent des vraies valeurs de la vie et de leur rôle au sein de la famille. Quel gâchis ! Beaucoup de mes élèves ne voient leurs grands-parents qu’une fois l’année, à Noël, et encore ! Où sont leurs repères ?
Jeanine Berducat