Bientôt une rue de Saint-Aignan-sur-Cher portera son nom. La cérémonie aura lieu, probablement, l’été prochain. Guy Martineau est certes un homme bien connu de la cité moyenâgeuse, jolie petite ville bâtie sur les hauteurs du Cher et sur laquelle, veillent encore les aïeux fantomatiques des ducs de Beauvilliers qui ont fait son histoire mais, pudique, discret aussi, l’homme a toujours bien caché sa véritable nature. Pourtant, lorsqu’il accepte d’ôter son masque de notable, il apparaît en une sorte de farfadet rabelaisien gentiment espiègle. Dès lors, on découvre un être peu commun.
Gastronome et épicurien, passionné de politique, de musique et littérature, Guy Martineau appartient à ces personnages que l’on aime connaître tant sa personnalité est richement habitée de nombreux savoirs. Doué d’une mémoire eidétique appelée « absolue » et que l’on définit plus couramment d’hypermnésie il impressionne ses auditeurs. Il suffit, dans une conversation, de faire allusion -par exemple- à telle période de notre siècle ou à l’une des précédents pour qu’aussitôt le pharmacien de Saint-Aignan vous énonce les dates et heures précises de tel ou tel événement historique et politique dont certains ont bouleversé le monde. Vous vous laissez aller à une citation et voici Guy Martineau qui la situe, la date et la complète. Lorsqu’il ferme les yeux et qu’un léger sourire s’affiche sur les lèvres, c’est le prélude d’une prouesse intellectuelle que ne renieraient pas les plus grands acteurs. À cet instant-là, plongé dans les abysses de sa mémoire époustouflante, c’est par cœur qu’il récite des pages entières d’un roman de Chateaubriand, qu’il reprend un discours important de Pierre Mendès France ou de Pierre-Henri Teitgen, résistant, juriste, professeur, député d’Ille-et-Vilaine et ministre de la IV° République ; c’est sans faillir qu’il déclame à la façon du grand homme un, deux ou trois discours d’André Malraux dont le fameux « Entre ici Jean Moulin » prononcé le 19 décembre 1964 lors du transfert des cendres au Panthéon du « chef d’un peuple de la nuit ». André Malraux, surpris et enchanté qu’un monsieur de province, pharmacien de son état, connaisse à la virgule près la plupart de ses discours, veut le rencontrer. Et c’est ainsi que Guy Martineau se retrouve, pour dîner, à la table parisienne de l’auteur de la « Condition humaine ». Une soirée qui a laissé à notre héros du jour des souvenirs aussi mémorables qu’extravagants. En effet, l’ancien ministre de la Culture du Général de Gaulle s’est laissé, plusieurs fois durant le repas et l’entretien, emporter par son imaginaire. C’est ainsi, raconte Guy Martineau, que Malraux s’est saisi du poulet aux truffes posé dans son assiette et que par on ne sait quel délire métaphysique a déclamé, sur un ton exagérément lyrique et devant un maître d’hôtel ébahi, une sorte de poème dédié à « l’oiseau, mystérieux passager de la nuit » ou quelque chose comme ça.
Fils unique, né à Ouzouer-sur-Loire (Loiret) le 6 avril 1934, après une scolarité secondaire brillante, il hésite à entreprendre des études de droit pour devenir avocat. Son père, gendarme qui a fini sa carrière à Onzain, l’en dissuade au prétexte qu’il n’accepte pas que « son fils, avec son futur métier, fasse libérer des voyous qu’il aurait envoyés en prison ». Alors, le jeune Martineau opte pour une profession médicale et passe, avec succès, son doctorat en pharmacie sans négliger, « pour taquiner mon père qui, dit-il, me reprochait d’être manuellement maladroit », des études de menuisier validées par un brevet professionnel. En 1958, marié à une Tourangelle, interne en médecine, il installe son officine à l’angle des rues Constant Ragot et Rouget de l’Isle. Il y reste soixante ans avant de s’établir -et c’était il y a quelques mois- sur la route de Beauval, exactement au 9 de l’avenue du Blanc. À l’âge de quatre-vingt-cinq ans, cet impénitent travailleur s’est vu, bien malgré lui, promu doyen des pharmaciens de France en activité.
Homme tranquille, affable et courtois, son allure dénote un tantinet à une époque où le « jeans », le « tee-shirt », le « sweat », le « hoodie » et le « bell-trouser » règnent en maître sur la mode masculine. Lui, avec ses costumes sombres parfaitement coupés, ses chemises de couleur sable ou beige impeccablement nouées d’une cravate aux motifs parfois curieux et toujours tenue d’une pince dorée, il a l’élégance un peu « vieille France ». Un « look » qu’ont gardé en mémoire les Saint-Aignanais et Saint-Aignanaises qui l’ont élu maire de la cité durant 18 ans (1983-2001). Si Guy Martineau affirme avoir gardé « de beaux souvenirs du temps de ses responsabilités municipales », il ajoute aussitôt, l’air malicieux, « je suis bien loin de ma période politique ».
À l’âge où souvent l’homme aspire au repos, Guy Martineau ne cesse, les jours où son métier lui en laisse le temps, de battre le pavé des villes en quête d’expositions, de concerts, d’opéras, de rouler à bord de l’un de ses vieux modèles automobiles, toutes des Mercedes de couleur claire, sur les chemins de France à la découverte de restaurants prestigieux pour goûter le meilleur des nourritures terrestres. Après chaque repas, il prend des notes, les consigne méthodiquement et avec moult détails les répertorie dans des dizaines de cahiers sur lesquels figurent les 10 000 restaurants qu’il a fréquentés (pour la seule année 2018, il en a visité 191) et, sans jamais faillir, les transmet depuis un demi-siècle maintenant, au fameux guide rouge Michelin. Mais la solitude ne l’effraie pas, ne l’effraie plus faut-il dire peut-être… Depuis le décès de sa « chère épouse » il a, douloureusement, au fil du temps, appris à s’éloigner des tumultes extérieurs. « J’aime » reconnaît-il, même un soir de réveillon de Noël, « rester avec moi-même et m’asseoir devant un feu de cheminée pour écouter l’intégrale d’une symphonie de Beethoven » ; il apprécie aussi de se retirer du monde par la grâce de la lecture d’un des 10 000 livres qui composent sa bibliothèque.
Guy Martineau regarde l’avenir avec une certaine délectation. Qu’importe, pour lui, les espoirs déçus de l’existence qui a trimballé les contradictions et les douceurs et les violences, les certitudes et les doutes : aujourd’hui, la vie reste sa passion !
Eric Yung