Les années 60 déclenchent en nous un flot de nostalgie chez les plus anciens et de l’envie chez les plus jeunes. Cadillac rose bonbon, petite MG, frigo, plastique et formica… symbolisant la prospérité et l’euphorie de la consommation, petites robes proprettes, vichy ou à petites fleurs, qui ne demandent qu’à s’encanailler sur fond de Rock n’Roll et de blousons noirs, les Années yéyé, art de vivre, révolution culturelle et musicale, la beatlemania, la DS 19, les surprises parties… Malgré trois fois moins de voitures particulières qu’aujourd’hui, la circulation estivale connaît ses premiers bouchons gigantesques. La route prenait alors un autre visage, avec des files ininterrompues de voitures surchargées de bagages, agglutinées les unes derrière les autres dans les villes. Aucune déviation ne permettait d’éviter les agglomérations qu’il fallait obligatoirement traverser. Rappelons-nous le célèbre « bouchon de Salbris » qui deviendra même une délicieuse pâtisserie.
Le premier homme dans l’espace et le premier pas sur la Lune, la première greffe du cœur, les premiers essais du Concorde et le lancement du paquebot France, le premier 100 mètres en 10 secondes, un nouveau souffle pour le cinéma grâce à la nouvelle Vague, les Truffaut, Rhomer, Godard, Chabrol et quelques autres, une nouvelle star, Brigitte Bardot qui en casse tous les codes, le Nouveau Roman et le structuralisme porté notamment par Lacan engageant la jonction entre la psychanalyse et la linguistique. La révolution vestimentaire et plus globalement culturelle, les fleurs envahissent des cheveux qui poussent, et la drogue rend ses fleurs multicolores, la naissance du Pop art….
A cette époque, les fermes ressemblaient encore à des fermes, avec des porcs, des poules, des lapins… Les années 60 ont été une époque charnière. C’est de là que vient le virage vers la productivité intensive. ll s’agissait de produire plus, mais aussi de vivre mieux. On croyait au progrès à un autre mode de vie, amélioré, qui se mettait en place.
Des années 60 aux années 80, l’agriculture solognote subit un recul constant: diminution de la SAU et des exploitations, baisse du cheptel animal, vieillissement des exploitants… Certes, les chiffres peuvent cacher quelques disparités locales, quelques filières comme le maraîchage ou l’élevage caprin qui résistent mieux, mais le bilan d’ensemble reste globalement négatif.
Le parc de machines augmente de plus de 2 000 unités. L’équipement collectif progresse lui aussi grâce à la création des premières CUMA. Le réseau coopératif s’équipe de batteuses, tracteurs, moissonneuses, corn-pickers… sans compter le matériel de défrichement, de curage et d’irrigation. Enfin, se crée une coopérative de collecte destinée à la fabrication du beurre qui réussit à s’étendre sur les deux tiers de la région. S’ils ne sont pas négligeables, ces résultats ne portent que sur une minorité d’exploitants, bien que l’aide apportée aux coopératives ait pu rayonner sur un plus grand nombre de petits, voir de micro- exploitants, il n’en reste pas moins que ce ne fut pas une modernisation d’ensemble qui toucha la Sologne. Tout au plus, un peu plus d’un millier d’agriculteurs, exploitant des surfaces conséquentes et rentables, purent réellement en bénéficier pour entrer de plain-pied dans l’agriculture moderne qui allait bientôt devenir la règle. A contrario, cette lame de fond n’allait pas tarder à emporter la masse de ceux qui n’avaient su ou pu prendre le train en marche.
S’adapter ou disparaître, il n’y avait pas d’autres choix pour tous ces petits métiers qui ne vivaient que de l’agriculture. Le triomphe du moteur et du fer entraîne la disparition progressive des artisans du bois, du cuir. Certes, d’autres survivent en prenant le train du progrès en marche. C’est le cas par exemple, du forgeron qui se fait mécanicien, du charron qui se fait menuisier à temps complet comme on l’a vu. Le progrès voit également arriver un jeune concurrent au fait de la mécanique agricole et automobile. Le garagiste n’est d’ailleurs pas le seul à s’implanter dans les campagnes. Les progrès de la fée électricité et de l’électro – ménager permet l’installation d’un électricien, et plombier par la même occasion dans la commune. Autre secteur en pleine expansion à cette époque, le bâtiment qui fait de l’artisan maçon peu à peu un véritable entrepreneur. Le maréchal-ferrant et ses compères ne mettent pas pour autant la clef sous la porte brutalement. On les emploie encore pour de menus travaux qui leur permettent d’atteindre paisiblement l’âge de la retraite. Ainsi finissent ces petits artisans, qui quittent lentement la scène, faute de trouver un repreneur.
Les marchés drainaient une grande partie des paysans qui, le jour dit, convergeaient vers la ville, en un défilé ininterrompu de carrioles et de voitures à chien. Ils y venaient à la fois pour acheter et pour vendre, procurant ainsi un regain d’activité pour les commerçants et les cafetiers. Arrivés sur place, les paysans mettaient leur chevaux dans les écuries que possédaient les cafetiers et où ils laissaient également leur charrette en dépôt, revenant à midi y déjeûner sur le pouce. Si la cité possédait une halle ressemblant peu ou prou à celle, encore visible, de Bracieux, le reste du marché se structurait autour d’elle ou bien alors, s’installait sur la place du centre-ville, la bien-nommée « place du marché » pour s’étendre dans les rues adjacentes. L’essentiel des produits vendus consistait donc en denrées agricoles: grains, légumes, bovins, porcs, chevraux, volailles,beurre, oeufs et fromages. Le consommateur citadin trouvait son bonheur en parcourant les étals et en achetant directement au producteur. Ce dernier profitait de cette journée pour quelques achats exceptionnels: vêtements, outillage…plus quelques douceurs qui ravissaient les enfants, pour qui la venue au marché était un vrai jour de fête.
Dans un premier temps, les petits commerces de détail urbains avaient tiré parti de l’attraction exercée sur les habitants des campagnes. Grâce à l’automobile, venir en ville ou au chef lieu de canton ne prenait plus autant de temps et les allers-retours plus fréquents marginalisèrent quelque peu le sacro-saint jour du marché. Les plus grands bénéficiaires restaient les commerces non alimentaires offrant des produits que l’on ne trouvait pas ou plus dans les bourgs ruraux où la clientèle était insuffisante pour en faire des entreprises rentables. Le chef lieu de canton regroupe souvent une pharmacie, un ou plusieurs marchands de chaussures et de vêtements, un quincailler, un libraire et d’autres commerces n’ayant pas trait à des besoins quotidiens.
Jusqu’aux années 80, le petit commerce supportait sans trop de mal la concurrence des commerces de gros à succursales dont le nombre d’enseignes s’était peu à peu étoffé: Ruche vierzonnaise, Economiques troyens, RADAR…Les grandes surfaces de l’époque se tenaient alors dans les agglomérations de la périphérie: Blois, Orléans, Vierzon. Elles commençaient certes, à attirer les solognots des marges du pays vivant depuis longtemps sous l’influence commerciale de ces grandes villes, mais le loup n’était pas encore dans la bergerie.
Le temps des guinguettes sur les bords du Cher, comme le chante Charles Aznavour, « je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… », est révolu.
Jusque dans les années 60, il était possible de se baigner dans le Cher, de ce temps où les eaux de nos rivières n’étaient point asphyxiées par eutrophisation ou quelque autre phénomène de même nature. Des générations de jeunes gens, donc, nagèrent dans le Cher où la baignade n’était interdite que lorsque la canicule faisait apparaître dans les eaux trop hautes en température des algues que, par un amusant raccourci les gamins du cru appelaient… canicule.
Ces baignades faisaient l’animation des plages de Chabris, de Villefranche, de Mennetou, de Châtres… Toute une jeunesse, venue passer de raisonnables vacances chez la grand mère ou la grand’ tante se retrouvait là. C’était avant le temps de Saint-Trop ou des Seychelles et de la planche à voile quasi obligatoire.
Les soirs d’été, les abords des plages demeuraient animés car des guinguettes allumaient leurs lampions et l’on dansait aux échos d’un orchestre ou d’un électrophone. Le quatorze juillet ou le quinze août étaient des soirées de grande affluence, et probablement venait-on de loin, de Romo, de Salbris, de Contres… pour danser dans ces belles nuits sous des charmilles aux lumières rouges et jaunes…
Enfants, on partait le matin vers 8 heures à l’école, à vélo, les plus grands emmenant parfois les plus jeunes sur leurs porte-bagages. On rentrait à midi déjeuner et on repartait vers 13 heures: douze, quinze kilomètres par jour, par tous les temps. Des tas de blagues circulaient sur le côté arrogant ou « benêt » du Parisien devant les choses de la campagne, juste retour des choses puisque la niaiserie des campagnards à la ville était aussi moquée.
Autour de nous, enfants de la campagne, tout changeait. C’était la marche du progrès, la grand-route des 30 Glorieuses. Les paysans ont appris, bâti, évolué, acheté des tracteurs, des machines. Ils ont causé dans le téléphone, regarder la télévision. Les gars couraient toujours les filles aux bals-parquets des assemblées du dimanche.
En même temps, beaucoup de jeunes ont abandonné l’agriculture, les familles étaient grandes, un seul enfant pouvait reprendre la ferme. C’est aussi la génération paysanne qui s’est émancipée en refusant la cohabitation avec les parents. Beaucoup ont été tentés de partir à la ville. L’industrie payait bien. Mais la ville, c’était aussi le chant des sirènes. Restaient à la campagne ceux qui y croyaient. Aucun ne se plaignait du progrès matériel, ça leur épargnait des peines, c’était extraordinaire. La machine était libératrice !
Les jeunes qui revenaient, avec leur regard neuf sur l’agriculture, essayaient d’appliquer les techniques, de pousser leur père à évoluer. Plein de conflits positifs en sont nés mais aussi des impasses, des races animales délaissées, des faillites…
A contrario, le souffle de mai 68 aidant, les jeunes des villes ne rêvaient plus que de communautés auto-gérées, autosuffisantes ou l’amour, c’est-à-dire le sexe, serait complètement libre. Ah, refaire le monde sous l’oeil du Che tout e gardant des moutons ou en trayant des chèvres: « Lou gardarem lou Larzac », « HFaites l’amour pas la guerre », « sous les pavés la plage », « il est interdit d’interdire… autant de slogans qui fleurissaient dans les dénions souvent bien arrosées.
Quelques faillites, quelques prises de conscience, quelques conflits plus tard, tout rentrait dans l’ordre… Nous certainement avons vécu là la naissance des Verts, Mao et Trotsky perdant de leur intérêt…
Woodstock en point d’orgue pour conclure avec panache une décennie où tout est devenu possible et qui se termine sous les pavés, pouvoir de la rue, celui des fleurs. Révoltes de nantis, de trop de bonheur facile et révolutions avortées.
Les crises morales, sociétales, politiques, économiques… vont pointer leur nez!
Gérard Bardon