Selon une légende encore solidement établie, les soldats américains arrivés en France à partir de 1917 auraient été directement envoyés au casse-pipe. Il n’en est rien. Ça et là ressurgissent au cours de travaux, de fouilles, des vestiges de camps de formation de l’US Army fort bien achalandés. Ainsi en forêt de Blois a-t-on récemment (re)découvert des vestiges de tranchées d’entrainement. Ailleurs en Loir-et-Cher des graffitis dans la pierre attestent de la présence de braves texans, californiens, virginiens, pennsylvaniens… préparés ici au combat contre l’allemand. On estime que 180 000 sammies vinrent s’entraîner en Vallée du Cher avant d’être mutés au front. Pour l’aviation il en fut de même et si l’on a prêté à Avord et à Châteauroux la primauté des écoles de l’air pour pilotes américains, ceci n’est que partiellement vrai. En effet, leur véritable centre d’apprentissage s’étalait sur 1300 hectares à mi-chemin entre Issoudun et Vatan. Un complexe pharaonique impossible à reproduire de nos jours et qui représenta à l’époque la plus grande base aérienne au monde. L’endroit s’appelle Volvault, il se situe sur la D960 à hauteur de Vœu. N’y courez pas, tout a disparu depuis fort longtemps ; à part un obélisque de la mémoire vous ne verrez là que ces vastes plaines céréalières typiques de notre Champagne Berrichonne. Volvault, un nom prédestiné en somme, mais écoutez plutôt son histoire :
Avril 1917. L’Allemagne doit soudain faire face à un adversaire de taille : les États-Unis entrent en guerre. Aussitôt le grand état-major US décide d’établir un relais en France afin que ses pilotes puissent s’acclimater et recevoir une solide formation avant de rejoindre le front. Le 19 mai, il expédie par bateau à Bassens le personnel et le matériel nécessaire pour édifier une école d’aviation. Sur place, plusieurs sites sont sélectionnés dont un près d’Issoudun chaudement recommandé par les autorités françaises déjà très satisfaites de l’école d’aviation militaire de Châteauroux. Fin juin c’est chose faite, de grandes pièces de terres au sud du petit hameau de Vœu, entre Volvault et Lizeray, sont louées en bail aux nouveaux alliés. Là, les sols sont idéalement plats et si pauvres qu’ils rendent rares villages et fermes, procurant ainsi les grands espaces nécessaires aux champs d’aviation. L’endroit est aussi éloigné de toute agglomération, d’usines ou de constructions pouvant nuire aux évolutions des aviateurs. Également, il est proche des deux grands dépôts américains de Gièvres et de Romorantin.
Pour approvisionner la future base et la mettre en chantier, le génie français crée en juillet 1917 rien moins que 15 kilomètres de voie ferrée raccordée à la ligne Paris-Toulouse. Les premiers américains s’installent à partir du 17 août 1917 dans des tentes et commencent à assembler les bâtiments en bois, aidés de 200 prisonniers allemands mis à disposition. En septembre ce sont 1 000 hommes et 600 prisonniers que l’on trouve à l’ouvrage. Début octobre le terrain ne ressemble encore qu’à une lande labourée mais déjà des caisses d’avions Nieuport arrivent et c’est un instructeur français, le Lt Pierre Fauville, qui fait le vol inaugural de l’école au matin du 15 octobre 1917. L’instruction commença de la sorte, au milieu d’un océan de gadoue à cause du sol argileux et des pluies continuelles. En novembre 17 le commandement est confié au général Spaatz (futur chef de l’USAF) dont la tâche va être d’éradiquer cette boue omniprésente et transformer l’endroit en un lieu confortable. Il va parfaitement y parvenir avant de céder sa place en août 18 au Lt-Col Hiram Bingham, le découvreur de Machu Picchu.
Cette arrivée de masse, suscita bien de l’enthousiasme et les journaux du cru ne manquèrent de prédire un grand bénéfice pour l’activité locale. Ce ne fut pas tant le cas car les français n’allaient pas tarder à apprendre que lorsque l’armée américaine débarque, c’est toute une ville qui arrive avec elle. À une vitesse phénoménale qui stupéfia tous les berrichons s’éleva une infrastructure gigantesque accueillant au final 8000 personnes : officiers, hommes de troupes, prisonniers allemands et ouvriers chinois. La logistique était à l’image de l’Amérique : 1,6 km de routes nivelées, château d’eau, centrales thermiques (chaudières au bois), salle de spectacle et de cinéma, incinérateurs à ordures ménagères, à déchets organiques, librairie, centrales électriques, égouts souterrains, puits pour le stockage du pétrole et de l’essence, église, funérarium, crématorium, usine à gaz, bâtiment PTT, centre de tri postal, plate-forme à locomotives, réserves de charbon et de bois de chauffage, réfectoires, magasins à prix coûtant, mess, écurie de chevaux de selle pour les officiers, parc géant de transports automobiles… La base disposait même d’une équipe de rédaction et d’une imprimerie pour sa propre feuille de chou « Plane News ». Le YMCA y avait aussi ses locaux avec piano, gramophone, bar-épicerie-tabac, cantine… Un véhicule quittait le complexe toutes les minutes, jour et nuit. Pétaradants side-cars Harley-Davidson ou Indian, camions Ford haut perchés ou Liberty trapus, voitures de toutes marques, s’évaporaient dans l’horizon pour les indispensables ravitaillements, tels des abeilles quittant la ruche. Tout ou à peu-près, hormis le lait, était d’origine US.
Ce que reprochait le soldat américain à Issoudun, c’était son manque de cafés mais ce défaut révélait bien vite un autre avantage : pas besoin d’aller loin pour faire la connaissance de jolies berrichonnes ! Les permissionnaires rentraient avec des souvenirs emplis de Jeannette, de Marguerite, de Lison… qui procurèrent certainement d’agréables leçons de français à ces grands gaillards athlétiques habillés d’un beau drap kaki et qui faisaient forte impression dans les cœurs. Ce sont ainsi les lieux de réjouissance qui retirèrent réellement les marrons du feu de cette présence arrivée via Liverpool, Londres, Southampton, Le Havre, Saint-Maixent et Vierzon. La solde importante des boys, 100$ par mois, les fera surnommer « l’armée du million de dollars ». Le soir venu, ils se répandaient dans Issoudun pour oublier gaiement le danger permanent qui rodait autour d’eux comme un loup affamé autour d’un troupeau. Nonobstant, la discipline restait stricte et les MP (Military Police) n’étaient pas tendres avec les (rares) contrevenants. Les issoldunois pardonnaient cependant tout à ces gamins qui partaient peu après par centaines pleins d’ardeur pour le sacrifice suprême dans l’Est. Personne ne leur reprocha quoi que ce soit, même les tournoiements d’appareils au-dessus du beffroi ou des administrations ! Au contraire, Issoudun leur « ouvrit » même une maison « close », rue Champion ; en fait, pour pallier à la prolifération dans la ville de filles de mauvaise vie attirées par ces portefeuilles providentiels. Armé de son appareil photo, le représentant du Nouveau Monde était une curiosité affable et courtoise. Il fut à juste titre apprécié et souvent reçu le dimanche chez l’habitant.
L’hyper-site de 1300 Ha se découpait en 15 camps aux affectations précises, possédant ses propres hangars et baraquements. Les campes étaient nommés field (domaine en Anglais), Field 1 2 et 3 étaient regroupés autour des quartiers généraux au niveau des domaines de Rouze et de Volvault. À eux trois, ils formaient le « camp principal » qui cumulait sur 514 Ha contigus 35 hangars et 138 baraquements. Ce camp principal abritait l’état-major, l’hôpital, des magasins, des garages, l’intendance, des baraquements pour officiers et hommes de troupe, des hangars pour le stockage et les essais, ainsi que des camps pour les prisonniers de guerre allemands et les ouvriers chinois. Tous les hommes commençaient leur cursus au Field1. Là ils apprenaient le roulage et le maniement des commandes sur des avions aux ailes rognées ou aux ailerons retirés, des « pingouins » ou des « sauterelles » incapables de décoller mais dont l’enjeu entre élèves était de faire faire un bond ! L’étape suivante se déroulait au Field2. L’apprenti pilote y apprenait à voler pour de bon avec un instructeur sur un biplace Nieuport 23M, un avion de 80CV modifié pour les doubles commandes. Les cadets devaient s’acquitter de trois circuits (surnommés « hop » à cause du « et hop » de leurs instructeurs français !) le matin et trois autres l’après-midi. Le « hop » consistait à décoller, voler en ligne droite jusqu’au bout du camp, atterrir puis revenir. Chaque jour le jeune sammy cumulait ainsi 30 minutes de vol. Puis, le parcours se poursuivait au Field3 où il apprenait cette fois à voler seul sur Nieuport ou Avro 504. Une fois cumulées 14 heures de vol solo, il était affecté sur les autres terrains pour un nouveau cursus de 30 heures soit en chasseur, soit en observation, soit en bombardement, selon les besoins exprimés par le front et aussi selon ses capacités. Field4, 5 et 6 étaient ainsi dédiés à l’apprentissage de l’acrobatie. Ils groupaient 10 hangars et 13 baraquements sur 178 Ha. Field7 près de Saint-Valentin fut bâti pour l’initiation au vol en formation et aux techniques de patrouilles. Il comprenait 13 hangars, 15 baraquements et nombre de petites constructions dont une centrale électrique. D’un point de vue sanitaire, c’était le meilleur de tous les camps et il eut cette particularité de donner naissance à un fameux orchestre de jazz ! Field8 (9 hangars, 12 baraquements) suivait le Field7 dans le cursus de l’élève-pilote. Là, il apprenait le combat aérien sur des Spad et des Nieuport équipés de cinémitrailleuses, un engin qui tirait des clichés au lieu de tirer des balles. Les images enregistraient la position de l’ennemi au moment où la détente était pressée, de cette manière il était possible pour l’instructeur et l’étudiant de constater ce qui se serait passé en combat réel. Field9 était consacré à la maîtrise des atterrissages et des spirales. En plus de ses 5 hangars et de ses 10 baraquements, l’endroit accueillait un court de tennis, un terrain de basket-ball, un terrain de football et pour parachever l’aspect « idyllique », du gazon ainsi que des parterres de fleurs y furent plantés ! Field10 (11 hangars, 18 baraquements) était dédié à la reconnaissance aérienne sur les puissants biplaces De Havilland « Liberty », un enseignement qui ne commença qu’au 21 septembre 1918 mais qui exigea que 88 avions DH4 soient en permanence en état de voler ! Il faut dire un mot de ce mythique De Havilland. Ce fut le seul avion fabriqué par les américains, une licence anglaise modifiée pour accueillir un énorme moteur maison V12 de 400 CV, puissance inconnue alors en Europe. Ce métronome mécanique fut conçu en moins de 15 mois par la société Packard et sa justesse de conception fera perdurer ses composants dans les automobiles de la marque jusque dans les années 50. Les DH4 arrivaient en caisse à Saint-Nazaire puis étaient assemblés sur la base militaire américaine de Romorantin, aujourd’hui à l’abandon. Au milieu d’une pléthore de qualité, leur gros défaut résidait dans l’imposant réservoir de carburant situé entre le pilote et l’observateur. Non seulement cet emplacement gênait leur communication mais aussi, s’il était atteint par une balle ennemie, il signifiait la torche assurée pour tous les deux. Field11fut installé pour former les chasseurs à accompagner les bombardiers de nuit mais il n’eut pas le temps d’être mis en opération. Field 12 (8 hangars, 4 baraquements, 175Ha) n’eut pas le temps lui non plus d’être mis en opération. Créé en octobre 1918, il était dévolu à la spécialisation de l’observation sur avions Avro. Field14 faisait continuité au Field8. Il était dédié à l’entrainement au tir à la mitrailleuse Vickers. Les cibles (des tranchées, des silhouettes, des avions irrécupérables) étaient équipées d’écrans pour enregistrer les impacts. Field15 et 16 ne furent jamais mis en opération. À ces camps d’entrainements il convient d’ajouter un dépôt de munitions de 4Ha créé de toute pièce par le génie américain au lieu-dit Chenevière, sur la N151 direction Charost. Là, 29 entrepôts de 1400m² et les casernements du personnel étaient reliés par 17km de voie ferrée au Paris-Orléans.
Modeste à l’automne 1917, le chiffre des heures de vol va rapidement donner le tournis. Ainsi pour le seul mois d’octobre 1918, les registres en totalisent 17 113. À son apogée le site hébergeait 68 pilotes-instructeurs, 800 mécaniciens, une centaine d’hangars, plus d’un millier d’avions répartis en 32 modèles. 2000 pilotes y furent brevetés durant son année et demie d’existence. Chaque baraque représentait un logement solide, édifié sur des fondations en ciment, pourvu de l’électricité, pouvant accueillir 90 hommes sur des couchettes à deux étages et accolé de sanitaires évolués disposant de l’eau chaude à toute heure. La base était grêlée de poteaux supportant fils électriques, télégraphiques et téléphoniques. Chaque jour la boulangerie sortait par wagons ces longues miches de pain de mie moelleux à la mode américaine. L’hôpital de 575 lits fonctionnait lui aussi malheureusement à plein avec ses 17 services, ses 20 praticiens et ses 30 infirmières. Outre la Red Cross, il abritait un quartier de recherche où des experts expérimentaient des programmes visant à faire dépasser aux pilotes les limites humaines.
C’est impensable mais pourtant vrai, toute l’élite de l’aviation américaine foula le sol du petit hameau de Vœu. L’on vit par exemple la haute silhouette souriante de l’«as des as » Eddie Rickenbaker, le charismatique Raoul Lufbery de l’escadrille Lafayette (sans ses lionceaux !), le « tueur de ballons » Frank Luke mais aussi le premier as Douglas Campbell et encore Quentin Roosevelt propre fils de l’ex-président des États-Unis, etc. etc. Aujourd’hui que reste-t-il du 3rd Aviation Instruction Center ? Quelques photos dans des albums jaunis Outre-Atlantique, de vieux films exhumés de temps à autre des caisses de l’US Army, peu de chose en vérité. Difficile en approchant de Vœu, même en plissant les yeux, de s’imaginer à la place des immenses champs agricoles, une ville déployée à perte de vue s’activant la nuit à la lueur de milliers d’ampoules et s’agitant le jour telle une fourmilière sous un ciel vrombissant d’avions. L’armistice signé, l’instruction des pilotes en cours s’acheva normalement puis les différents Fields furent fermés et les moutons réinvestirent leurs pâtures séculaires. Les américains laissèrent tout sur place et la rutilante base aérienne ressembla vite à une ville-fantôme constellée de bâches qui se déchiraient et virevoltaient au gré du vent. Le 25 juillet 1919 les terrains furent rendus à la France et le démantèlement démarra aussitôt. Avec ces hangars qui partaient dans les fermes, ces baraquements emmenés chez des particuliers, ces mobiliers cédés aux administrations, ces matériaux bradés en gros, ces planches brûlées dans les chaudières et les cheminées, s’évanouissait le souvenir d’une incroyable aventure qui draina des milliers de « doughboys » dans ce coin reculé du Berry. Trois ans plus tard la campagne était rase et trente ans plus tard aucun chasseur ne se doutait plus de ce qu’abritèrent autrefois les recoins où il traquait son gibier.
Dans le jargon aérien de cette époque l’on disait « emboutir la planète » mais derrière la plaisanterie se cachait toujours la panne en vol ou la vrille mortelle. Beaucoup d’accidents émaillaient le quotidien ; 124 jeunes vies généreuses furent ainsi englouties par la glaise de Vœu. La première tragédie survint le 20 décembre 1917 lorsque le Lt. James D. Paull s’écrasa au Field5. Le 23 mai 1918 l’on enregistra le sixième mort en cinq jours. Un lourd tribut auquel il faut ajouter 47 décès par affections diverses, principalement des pneumonies. Sur l’initiative du congrès américain une stèle fut élevée dans les années 20 à l’endroit où se trouvait le cimetière de ses aviateurs. Restaurée en 2007, elle rassemble sur 12 plaques de bronze ces 171 noms que les générations futures ne doivent jamais oublier, au nom de l’amitié franco-américaine mais aussi afin que l’on ne revoit jamais plus la guerre. Si vous y posez un jour vos pas, sachez que c’est là que se situait le terrain manquant, celui que les pilotes avaient baptisé Field13.
Christian BENZ