Le monde effacé des ouvriers, par Fabrice Simoes


Ils étaient à peine 3 millions de téléspectateurs à regarder la saga Nous les ouvriers, lors de la diffusion de ce documentaire sur France 2, voilà quelques jours. On est loin du score de 5 millions, justement, présents face à leur petit écran pour la série précédente Nous les paysans. Alors que l’on estime à 900 000 la population paysanne dans l’Hexagone, ils sont encore 5 millions à s’échiner pour le compte d’une « boîte », d’une entreprise, d’un groupe industriel. Cherchez l’erreur. On ne peut pas expliquer cette vision simplement en pensant que la conduite d’un tracteur serait plus intéressante que celle d’une ligne de production. D’ailleurs, il n’existe aucune raison valable pour ne pas être aussi fier d’être ouvrier que d’être paysan.

L’hommage aux acteurs anonymes de l’aventure industrielle a donc fait un peu flop et confirme que le regard du monde qui nous entoure se détourne de ceux qui pourtant l’ont fait. Depuis que l’industrialisation a poussé jusqu’au Taylorisme et au Fordisme, il en est ainsi. Au-delà des documentaires eux-mêmes, exemplaires l’un comme l’autre, la moindre audience est une preuve supplémentaire que cette vision est idéalisée pour les uns et plus caricaturale sur les autres. Dans l’imagerie populaire, une main qui couche des épis dans un champ de blé sous un rayon de soleil couchant, à la manière d’un plan-séquence d’Eisenstein, ça a de la gueule. Rien à voir avec le défilé d’une horde d’énergumènes qui braillent à tue tête l’Internationale. Y a pas photo! Comme s’il était honorable de mettre les mains dans la terre et beaucoup moins de les voir souillées par du cambouis ! Produire des patates est définitivement plus fun que de produire la bécane qui peut les arracher…
Longtemps prononcé, le « fainéant d’usine » est toujours ancré dans les esprits, et pas toujours dans celui des moins instruits. Et il fait toujours autant mal à entendre. Lancée par beaucoup, dans les années 50/60 du siècle dernier, la périphrase a survécu à toutes les révolutions industrielles, économiques, à toutes les politiques. Elle est devenue d’usage. Tout juste si travailler en usine ne serait pas une tare. Un work-bashing avant l’heure, tout aussi efficace que le civil-servant-bashing. L’ouvrier est le plus souvent un travailleur manuel et même s’ils sont devenus techniciens d’usinage, même si on tourne moins les manivelles, remplacées par la programmation, les tourneurs-fraiseurs restent des prolos à part entière. Changer de nom pour que ça fasse plus chouette, plus chic, plus classe, ne fait pas avancer dans cette espèce de hiérarchie de classe où celui qui produit est toujours en dessous de celui qui consomme et plus encore en dessous de celui qui gaspille ! Toujours en oubliant que le produit de ce travail est une valeur ajoutée, a un coût, mais aussi et surtout un prix de vente… ou que la seule énergie renouvelable, c’est l’ouvrier qui se lève tous les matins.
Depuis quasiment deux siècles, le prolo cadence la vie des pays industrialisés. On est passé de la pointeuse à la badgeuse, mais c’est du pareil au même. Depuis deux cents ans, ou presque, les prolos ont renversés des tables de castes dirigeantes, goinfrées de leurs propres acquis, pour défendre leurs conditions de travail, celles des autres aussi. Des acquis qui sont toujours remis en question, plus encore aujourd’hui ; des acquis que l’on met dans des cases pour mieux les distancier de ceux qui pourraient en profiter. Des acquis que ceux qui n’ont jamais connu le travail à la chaîne expliquent à ceux qui en viennent, à force de manipulations sémantiques, comment ils peuvent s’en passer. C’est un monde que l’on veut effacer du champ de vision. On le détricote à grands coups de lois, à grands coup de canif dans le contrat social, à grands coups de populisme et d’égoïsme. Une mise en conformité sociale d’un nouveau temps où l’humain n’a plus sa place. Ouvrir des portes ouvertes à grands renforts de fichiers Excel et prôner un monde meilleur en costume-cravate, en chemisier blanc et tailleur imitation Chanel, telle est la vision du salarié-e de demain.
Beaucoup, de nos jours, oublient que l’origine du monde n’est pas seulement le tableau de Gustave Courbet mais ce qu’il représente… Savoir d’où l’on vient aide à se comprendre et s’il ne faut pas poêter plus haut qu’on a le fondement, rien n’empêche d’écrire sa prose en vers… et contre tout évidemment !