Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, a déclaré il y a peu de temps tout en « assumant le terme » a-t-il précisé, que la France était dans un état « d’ensauvagement » pour décrire la radicalisation des comportements et ce, après les nombreux faits divers qui ont marqué l’actualité de ces derniers jours. Ensauvagement ? À une époque où les images de violence, et en particulier celles véhiculées par la télévision ou diffusées via les réseaux sociaux, prennent -sous prétexte d’informer – l’aspect de spectacles quasi-permanents, il convient maintenant de savoir si ce que nous voyons témoigne d’une réalité ou d’une peur imaginaire plus ou moins fantasmée. Une chose est certaine : depuis plusieurs mois, il n’est pas une journée qui passe sans que la presse rapporte des actes de violence. De violence extrême ! Alors, sommes-nous en face d’un phénomène sociétal contemporain ? Au-delà des habituelles polémiques politiciennes entretenues savamment par des hommes et femmes en quête de pouvoir, sachant que l’insécurité est un thème porteur pour un programme électoral, il est légitime de s’interroger sur la dimension réelle de ce qui serait, ou pas, cette trop fameuse montée des violences en France. Existe-t-il un effondrement des repères et valeurs qui régissent et organisent les communautés sociales ? La question est importante. Ainsi, lorsque l’on regarde nos petits écrans (ceux des postes de télévision ou ceux des ordinateurs familiaux) et que devant nous des bandes rivales s’affrontent avec des armes à feu, qu’elles tirent sur leurs semblables en courant dans les allées des cités, que la kalachnikov, le fusil à pompe et le revolver font office d’arbitres départageant des gangs versés dans le trafic de drogue (et cela dans une indifférence totale des témoins des fusillades), on reste coi devant une scène qui semble sortir directement d’un mauvais film de gangsters ; lorsque, une petite dizaine de voyous lynchent à coups de barre de fer et ce, devant les objectifs de vidéos-surveillance, un garçon d’à peine vingt ans et le laissent agonisant sur le sol avant de prendre la fuite, on a l’étrange sentiment que la lâcheté est devenue ordinaire ; lorsqu’un élève poignarde pour une peccadille (un simple regard par exemple) un de ses camarades de classe et le laisse pour mort sur le parvis d’un lycée, on est en droit de se demander si les parents du jeune criminel lui ont appris le respect de la vie, lorsque, pour une très vieille histoire de combat de boxe, un adolescent est revolvérisé à bout portant par le grand frère du perdant, on est en droit de s’interroger sur la réelle ou supposée montée de la violence. Ou, comme l’a titré la « une » d’un grand quotidien national qui a repris le propos de M. Darmanin s’il y a vraiment un « ensauvagement » de la jeunesse. Même des violences, a priori moins dramatiques, telle -et comme cela se produit de plus en plus souvent – que celles relevées au matin par des employés municipaux qui découvrent des dizaines de tombes brisées, éventrées, souillées et profanées par une bande de minables en manque de distractions, on peut s’interroger sur ce qui était et, espérons-le, est encore, le respect des morts qui est (les anthropologues l’ont établi depuis fort longtemps) le signe de la civilisation. Mais tout cela, ce qui nous est montré dans les journaux télévisés ou sur les réseaux sociaux, signifie-t-il que nous sommes entrés dans un processus d’ensauvagement ? Il est toujours difficile d’analyser avec une objectivité quasi-scientifique les chiffres de la criminalité et tout particulièrement ceux fournis par les statistiques des institutions officielles comme le ministère de l’intérieur. Pourquoi ? Parce que les policiers et gendarmes comptabilisent uniquement les faits constatés, c’est-à-dire ceux qui ont suscité un dépôt de plainte ou une enquête. Or, ces faits constatés ne prennent pas en compte les nuances de gravité de l’acte criminel, les circonstances dans lequel il a été commis et la suite, et l’aboutissement des investigations éventuelles. Conséquence : les chiffres de la délinquance et surtout ceux de la criminalité sont très souvent surestimés et ne représentent pas, en la matière, la situation exacte. D’où, les polémiques permanentes tenant aux indications contenues dans ces statistiques. Deux criminologues réputés pour leur sérieux, Alain Bauër et Christophe Soulez, ont voulu s’éloigner de ces controverses et pour la première fois ils ont lancé une longue étude uniquement basée sur l’évolution des comportements humains concernant les meurtres, les assassinats et les coups et blessures ayant entraîné la mort. Étude rendue publique récemment et qui permet de dire si oui ou non « l’ensauvagement » de la société française est en marche. Globalement, les professeurs Bauër et Soulez constatent une « dérive » puisqu’il semblerait que « de plus en plus de personnes préfèrent régler leurs comptes sans faire appel à la police ou à la justice ». Et aux criminologues de préciser qu’il s’agit « d’une lame de fond » qui touche plusieurs pays et qui est « un profond mouvement de retour à la violence physique, particulièrement en Occident ». S’il est constaté que la petite délinquance et « les violences crapuleuses » s’inscrivent dans une tendance à la baisse, il est à noter que les affaires criminelles sont en augmentation. Ainsi, les tentatives d’homicides « caractérisées par la ferme intention de tuer » ont augmenté de 100% en 20 ans, les séquestrations (durant la même période) ont été multipliées par 4, les menaces physiques et les chantages ont subi une hausse de 150 %. Mais ce sont là, encore et toujours, des chiffres soumis à interprétation puisqu’il faut savoir en effet que seule, une victime de violences physiques sur quatre, dépose plainte. Alors, « ensauvagement », fantasme ou réalité ?
Éric Yung