Quand Johnny Allen Hendrix, Jimmy pour les connaisseurs, assassinait le Star-Spangled Banner (La Bannière étoilée) il envoyait se faire paître toute la société américaine, ses voyages tous frais payés au Vietnam, son racisme ancré dans les gènes du colonialisme, et son consumérisme flamboyant. Quand Roger Daltrey, alors chanteur des Who, entonnait sous le soleil retrouvé le légendaire « See me, feel me », il ne demandait pas simplement à ce que quelqu’un rallume la lumière pour voir la salle et ses 500 000 spectateurs rassemblés dans la plaine de Bethel, dans l’État de New York. C’était Woodstock en 1969 … Un grand foutoir de l’autre siècle, où la pluie, la boue, le beau temps étaient aussi à l’aune du rapport financier : nul !
Malgré le départ de l’un des partenaires financiers de l’opération, le cinquantenaire de ce festival mythique, Woodstock 50, sera probablement d’une toute autre teneur. Pour l’occase on a repris quelques uns de ceux qui ont échappé aux affres de la vie de rock star comme Santana, un bout de Led Zepelin avec Robert Plant, un autre bout, du CCR (Credence Clearwater Revival), John Fogerty et ajouté les vedettes du moment… de quoi faire une parfaite machine à cash. Le bémol, si Jay Z peut éventuellement lever le poing pour dénoncer le racisme du quotidien américain, ou expliquer entre deux gros cachets que le monde va manquer d’eau, Miley Cyrus écartant les jambes plus encore pour évoquer la déforestation amazonienne serait plus surprenant. On a aussi Imagine Dragons et leur fondation contre le cancer (Tyler Robinson Foundation) mais, entre le « The Times They Are a-Changin’»* de Dylan et le « I Bet My Life » de la bande à Reynolds, il existe un gouffre tant musical que philosophique. ça s’écoute. Cela peut se faire sans problème. Mais ce n’est pas la même chose !
Quand les prolos débrayaient, bouclaient l’usine, pour aller manifester, pour défiler, pour réclamer ou opposer leurs voix à des choix qui n’étaient pas les leurs, ils voulaient aussi changer le monde. Cinquante ans plus tard, on fait la manif pendant les jours de repos. Sinon ça coûte. Le samedi c’est mieux. Ça laisse le dimanche pour aller à la pêche. Les mineurs de Carmaux – en 1969 quatre semaines sans salaire – en pisseraient de rire s’ils vivaient encore. La manif le samedi, voilà une vraie valorisation du prolétariat. Voilà une vraie prise de conscience de l’acquis et de la propriété. De sa propre existence aussi… La fierté d’être ouvrier ce n’est pas de dire « merde » aux représentants de l’état ou des patrons le week-end et de leur embrasser les pieds le lundi, dès l’embauche ! Mais il est vrai aussi que des mots comme « prolétaire » ou « ouvrier » ne sont pas de mise sur un CV. Mieux, dans ce nouveau monde où l’argent achète tout encore plus qu’avant, on peut s’offrir, le temps d’un défilé ou d’une manif, un manifestant spécialisé comme un OS. Une location à 15€ de l’heure… comme une bagnole, comme un vélo, comme une perceuse ! « L’utilisateur peut demander au manifestant de porter un T-shirt avec le message de son choix, moyennant quelques euros supplémentaires. » précise-t-on. Cela peut se faire sans problème. Mais ce n’est pas la même chose !
Le conformisme et l’uniformité facilitent la production d’objets tous plus inutiles les uns que les autres. Par contre, franchir la porte de son bureau ou de l’usine la tête baissée n’est pas obligatoire. Et on s’étonne ensuite que sur les écrans d’ordinateurs s’entassent bile, rage, envie, jalousie envers ceux qui regardent encore le ciel et voient la vie autrement. L’humain, élément central de la fin des sixties, s’est dilué au fil du retour de l’instinct primaire et d’une forme d’esclavage pour devenir une marchandise comme les autres, cinquante ans après Woodstock. Dès lors comment s’étonner que le service dépannage, l’hôpital, veuille être, au minimum, en équilibre financier. Si les temps ont effectivement changé, la médiocrité des esprits n’est pas restée accrochée au chariot chargé de paille de la fille du coupeur de joints, ni envolée dans les volutes de la fumée de l’herbe qui fait marrer. Dommage ! Réfléchir, pourtant… Cela peut se faire sans problème. Mais ce n’est pas la même chose !
* Les temps sont en train de changer