Maurice Genevoix
Dans un discours prononcé lors de la pose d’une plaque dans sa ville natale Decize, Maurice Genevoix se définit et explique le sens de son œuvre :
« Qui était Maurice Genevoix : Un enfant de Decize, bien sûr ; un garçon qui, lorsqu’il a eu vingt-quatre ans, a été embarqué, avec des centaines et des centaines de milliers de jeunes gens de son âge, dans une aventure tragique, effroyable, dans un long tête à tête avec la mort, celle des hommes jeunes, celle des autres et la sienne propre ; et qui a eu la chance, après avoir saigné et souffert, d’être enfin rendu à la vie, de ressusciter réellement. Et depuis ce jour-là, il n’a cessé de porter en lui le sentiment pathétique de la vie, de la merveille qu’est la vie, de la richesse du monde qui nous est quotidiennement donné. Voilà, je crois, la clé de son œuvre. Si cette œuvre a un sens, si elle a, comme il le souhaite, une vertu de contagion, d’accession à la sensibilité d’autres hommes, ses semblables, c’est là d’abord qu’il faut la chercher. »
Le petit garçon heureux qui découvre les beautés des paysages ligériens, dans le monde protégé de l’avant-guerre possède, déjà en lui, cette faculté d’émerveillement, cette sensibilité aiguë qui le rend réceptif à son environnement, aux humains, comme aux animaux, à la nature qui est généreuse dans ce petit coin de France.
La première enfance, qui joue un rôle déterminant dans l’élaboration de la personnalité, fut ensoleillée de l’amour familial, d’une vie rassurante et bien réglée. On lui apprit, très tôt, à observer, à apprécier les joies simples :
« Pâques, Fête-Dieu, Assomption, Toussaint, Noël, chaque grande fête religieuse s’accompagnait, comme d’un doublet profane, de foires animées et bruyantes où venait déferler la campagne, où les tentes des marchands se mêlaient aux baraques foraines… ».
La société d’avant 14: c’était un monde dur, laborieux, mais, peut-être en définitive, plus heureux… :
« On travaillait beaucoup, on ne plaignait pas sa peine, on n’avait pas toujours un œil fixé sur la pendule, on ne se croyait pas lésé, ni berné, si l’on avait dépassé d’aventure, fût-ce d’une minute, la dose de labeur légale. Mais en revanche, dans une très large mesure, on était maître de ses loisirs. Personne n’était pressé : ou, plus exactement, chacun ou presque pouvait attendre. ».
« Point de congés payés alors. On prenait ses vacances sur place, à l’occasion et à la fantaisie. On était libre, on aimait le plaisir, le choc des verres contre les verres, les remous, l’épaisseur de la foule. A chaque jour suffisait sa peine ; mais c’eût été un mauvais jour, celui où le rire et la joie n’auraient point trouvé leur place. » (Au cadran de mon clocher).
La disparition de sa mère adorée est le premier grand chagrin qui vient ébranler sa jeune vie ; même les trésors de tendresse que déploie sa grand-mère Clotilde ne parviennent pas à refermer la plaie. Il lui faudra attendre de pouvoir écrire des pages sur la chère disparue, la faisant revivre sur le papier pour qu’il puisse enfin se réconcilier avec l’existence : « C’est elle, qui peu à peu, patiemment, tendrement, m’a délivré du désespoir et de la sécheresse de cœur ; qui m’a guidé vers une paix sans oubli, consentement à un monde où la mort ne peut rien contre ceux qui se sont aimés. Elle sera là, plus proche que jamais, lorsque, à mon tour, je fermerai les yeux. Elle entendra mon dernier merci. »
Ses lectures, ses amitiés et l’attirance naturelle qui le porte vers le fleuve lui permettent de se construire et d’affirmer sa personnalité.
Les paysages grandioses sont toujours là et s’offrent à lui comme un refuge. Il y puise une inspiration qui se concrétisera plus tard dans ses écrits.
La Loire qui accompagne son adolescence et sa vie d’homme le fascine. Une histoire d’amour se crée peu à peu entre elle et le futur écrivain.
Elle s’invite jusque dans sa chambre : « Ma plume reste en suspens, j’écoute, et mon cœur s’émeut : c’est la Loire, le courant de la Loire qui atteint l’étrave d’une pile, se soulève au musoir de pierre, s’entrouvre en éventail, et passe… Et toute la nuit vivante est là, dans la chambre. Et je sais, je saurai tout à l’heure, à l’instant de céder au glissement du premier sommeil, que le saut d’une ablette à la lune, le long cri d’un courlis sur le Val, ou l’orage silencieux d’une éclosion d’éphémères vont traverser mes rêves et revivre avec mon réveil.
C’est ainsi que grandit l’amour. »
Ces lignes montrent bien qu’au-delà de l’admiration pour le fleuve, il y a celle pour la faune qui l’anime, un besoin de contempler, de se sentir mêlé à cette nature, si riche, si diverse que la main de l’homme n’a pas encore altérée, pas encore… (Dans ses derniers ouvrages, il s’indignera de voir son fleuve « empoisonné »).
Et ce bonheur que lui donne la contemplation de la nature, il veut le faire partager à ses contemporains. Il imagine des romans qui y prennent leurs racines. En toile de fond, il y a toujours le fleuve ou la forêt (la ligne bleutée de la Sologne) qu’il aperçoit de Châteauneuf ou de Saint-Denis.
Rémi des Rauches, puis Raboliot qui lui vaut le prix Goncourt, l’enfermeront un temps dans le carcan de l’écrivain régionaliste. Et pourtant, même s’il a célébré la Sologne et les bords de Loire, en devenant leur chantre, au talent inégalable, l’œuvre de Maurice Genevoix ne peut être limitée par cette qualification.
Il écrivit de nombreux ouvrages sur d’autres contrées, sur d’autres sujets.
A travers, ses romans, tous ses romans, ceux qui eurent pour cadre sa région de prédilection, ou d’autres, on retrouve un amour de la vie, des choses simples et belles que la nature offre au regard et qu’il dépeint avec une poésie enchanteresse, et une précision remarquable : « Une fauvette babillarde, dans les acacias du talus, ivre de sa propre chanson, exultait à gorge folle. J’avais envie de chanter moi aussi, à cause de la vieille maison, des chants d’oiseaux, de la lumière et de l’espace immense. Car au pied même du talus la Loire coulait. Le ciel et l’eau étaient du même bleu fleur de lin, un peu plus lumineux sur la Loire que dans le ciel. Sur l’autre rive quelques métairies, un fin clocher, un autre, rappelaient la présence des hommes ; et avec eux le chatoiement des champs, jaune des colzas, rose des sainfoins, vert soleilleux des blés grandissants ; tout cela dans l’harmonie allègre d’un printemps au seuil de l’été. »
Il parle de l’éternel humain, mettant en exergue des défauts, mais aussi et surtout des qualités, comme le courage, l’amitié, l’abnégation dont peuvent faire preuve les êtres, face à l’adversité. Il décrit avec un souci d’exactitude très poussé dans le choix des termes employés, les métiers disparus, les scènes de la vie quotidienne, les coutumes, les détails d’un paysage.
Son œuvre qui nous livre un message d’humanisme passionné et fervent remplit bien le but recherché : cette accession à la sensibilité, ce réveil des sens à la beauté et à la bonté.
Et nul ne saurait mieux rendre hommage au génie et aux qualités de cœur de Maurice Genevoix que Maurice Druon en parlant de l’écrivain et ami disparu : « Intercesseur entre les hommes et la vie… il l’avait été entre les morts et les vivants. Rarement talent aussi doué pour l’indépendance d’esprit et du cœur fut-il pétri d’autant de culture et s’accorda-t-il mieux aux valeurs profondes d’un peuple, d’une nation, d’un terroir ».
Michèle Dassas