Portrait : Isabelle Fournier Rivière (6/7)


L’an dernier lors du centenaire du livre Le Grand Meaulnes, on a peu parlé de la soeur d’Alain-Fournier, Isabelle. L’oeuvre d’Alain-fournier doit pourtant une partie de sa renommée au travail important qui a été mené par cette dernière. C’est pourquoi nous avons décidé de vous raconter l’histoire de cette femme qui a consacré une grande partie de son existence à la sauvegarde de la mémoire de son frère et de son mari Jacques Rivière.
Isabelle, vingt ans de bonheur, puis cinquante ans de souvenirs
Belle Epoque ! En 1910, ce n’est pas encore la fin de cette période extraordinaire mais, pour Jacques et Isabelle, c’est le temps des premiers déboires ; ils s’accumulent comme les nuages dans le ciel, lorsque celui-ci se charge lentement avant l’orage. La grande maison pleine d’enfants n’est pas pour demain. Le jeune couple est assaillit par les difficultés matérielles. Jacques, comme cela se fait dans le milieu dont il est issu, veut qu’Isabelle renonce au professorat car, dit-il, « un homme doit être capable de nourrir sa femme ». Il faut aussi une servante, que les petits bourgeois, même s’ils ne sont pas riches, appellent une bonne et qui doit tout faire, le ménage, l’entretien du linge, la cuisine, etc. Jacques, délaissé – méprisé ? – par son père, enseigne dans une boîte à bachot mais c’est un gagne-petit. L’appartement que loue le couple est en rapport, « un couloir sombre, large comme une malle, trois petites pièces claires qui regardent chacune la rue d’un étroit balcon de fer, heureusement qu’on n’a pas grand-chose à mettre dedans1 ». Avec vue imprenable sur le cimetière. Il y a, en plus, une cuisine « grande comme un placard » dans laquelle s’affaire une bonne, recrutée on ne sait où, d’une propreté douteuse et « qui n’a jamais fait cuire autre chose que des pommes de terre1 ». Seule, sans autre activité  que la lecture et quelques travaux d’aiguille, Isabelle s’ennuie en attendant son amoureux.
Les études supérieures d’anglais, les projets les plus fous, la passion du bien aimé qui la couvre de baisers, le retour en famille et le doux visage maternel penché sur le repas du soir, c’était hier et c’est déjà loin. Les journées de rêve se sont perdues dans la morosité d’une vie quotidienne abîmée par la pauvreté et ponctuée d’étreintes qualifiées par Isabelle de « brutale réalité charnelle1 ». Car voici que le poids d’une éducation trop rigide et la crainte de Dieu, troublent le jeu. Pendant les fiançailles, les confesseurs étaient satisfaits : les deux jeunes gens n’avaient pas anticipé sur les libertés du mariage. Le soir des noces, Jacques avait accroché un crucifix au dessus du lit conjugal puis les deux corps ont connu « brusquement la honte d’être nus1… ». Isabelle, abreuvée de tendresse passionnée depuis des mois, n’a pas aimé le premier baiser de cette nuit-là, « humide, goulu, charnel1 ». Clairement, pour la jeune femme, l’étreinte sexuelle n’est qu’une nécessité qui trouve son sens dans la procréation. Or plusieurs mois s’écoulent, puis une année entière et d’autres mois encore ; et l’enfant ne vient pas. Alors, c’est la honte et l’angoisse. La tendresse des mots, l’éloquence des discours, l’analyse des âmes – elle et lui sont des littéraires –  s’accumulent mais ne suffisent plus ; ce sont des mots stériles.
Deux ans exactement après le mariage, Jacqueline, l’enfant tant attendue, arrive enfin. Délivrance ? Pas complètement. Ce n’est pas le retour du bonheur tel qu’Isabelle l’avait rêvé. D’abord pour des raisons médicales : l’accouchement est très difficile. Et aussi parce que Jacques comme Isabelle ne savent pas encore qu’élever une petite fille ce n’est pas jouer à la poupée. Depuis peu, Jacques commence à écrire, fréquente les fondateurs de la NRF2 et devient secrétaire de la revue. Isabelle le seconde dans ses activités de rédacteur et de critique. Matériellement, le jeune couple se porte un peu mieux mais, dans le même temps, de nouvelles difficultés apparaissent. Au début, Isabelle et Jacques sont un peu étonnés, voire choqués, d’apprendre, au fur et à mesure de leurs rencontres, que la société qu’ils fréquentent, qu’ils imaginaient vertueuse et raffinée, ne l’est pas tant que cela. Les hommes surtout ; ils ont, tous ou presque, une vie privée agitée. Amoureux juvénile malgré son âge, passionné puis sans doute un peu déçu par sa vie intime, Rivière regarde comment vivent les autres. Ce ne sont pas de bons exemples. Mais un littérateur débutant a forcément besoin d’expérimenter des situations nouvelles, n’est-ce pas ? Alors, pour Isabelle, c’est la fin de la Belle Epoque qui arrive à grands pas.
(A suivre).
Bernard Epailly
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1 Isabelle Rivière, Le bouquet de roses rouges, 1968 (extraits). 2 La NRF, revue littéraire fondée en 1908 par quelques personnalités (André Gide, Jacques Copeau, etc.) et qui sera bientôt éditée par Gaston Gallimard.